Françoise SAGAN

remembering Rudolf Nureyev

Un après-midi à Amsterdam, nous sommes allés le voir répéter. C’était un studio vert et marron, triste et sale, avec des glaces tachetées et un parquet criard, un studio comme tous les studios du monde. Il avait des lainages défraîchis et troués autour de son collant, et un pick-up grinçait et balbutiait une musique de Bach. Il s’était arrêté en nous voyant, le temps de lancer une plaisanterie et de s’éponger. Je le vis avec cette serviette éponge essuyer sa nuque, tamponner son torse, son visage avec des gestes un peu bourrus et curieusement détachés – comme on voit des palefreniers panser leurs chevaux.
Puis il fit remettre le disque au départ et ayant ôté ses mitaines et ses lainages, il se rendit au centre de la salle, toujours souriant. La musique partit et il cessa de sourire, prit la pose, les bras écartés, et il se regarda dans la glace.

Je n’avais jamais vu quelqu’un se regarder de la sorte. Les gens se regardent dans une glace avec effroi, complaisance ou gêne, et timidité généralement, mais ils ne se regardent jamais comme un étranger. Noureev regardait son corps, sa tête, les mouvements de son cou avec une objectivité, une froideur bienveillante tout à fait nouvelle pour moi. Il s’élançait, il lançait son corps, décrivait une arabesque parfaite, il se retrouvait les bras tendus dans une pose superbe ; il avait accompagné ce mouvement avec une justesse et une précision féline, il avait dans la glace le reflet même de la virilité et de la grâce confondue en un seul corps, et il gardait ce regard froid, intéressé, mais froid.

Et tout le temps de la répétition, alors que visiblement son corps subissait l’influence de la musique, s’en imprégnait, alors qu’il allait de plus en plus vite, de plus en plus haut, qu’il semblait emporté par des dieux inconnus de tout le monde dans des rêveries intérieures, il eut vers lui-même ce même regard. Regard du maître au valet, regard du serviteur au maître, regard indéfinissable, exigeant et parfois au bord de la tendresse. Il recommença deux fois, trois fois le même morceau, et chaque fois c’était différent et différemment beau.

Puis la musique cessa, enfin il la fit cesser d’un de ces gestes parfaitement impérieux qu’ont des gens comblés par quelque chose d’autre que la vie quotidienne, et il revient vers nous en souriant, épongeant avec les mêmes gestes distraits cet instrument en nage, tremblant, essoufflé qui lui tenait lieu de corps.

Après bien sûr il y eut Noureev gambadant sur les quais d’Amsterdam, Noureev éternellement adolescent, faisant preuve tour à tour de charme et d’exigence, parfois chaleureux, comme un frère, parfois sévère presque comme un étranger sur une terre hostile. Il a du charme, de la générosité, de la sensibilité, de l’imagination à en revendre, et par conséquent, il a cinq cents profils différents et sans doute cinq mille explications psychologiques possibles. Et bien sûr, je ne pense pas avoir compris grand-chose à cet animal doué de génie qu’est Rudolf Noureev.

Mais si je devais chercher une définition à cet homme, ou plus exactement trouver une attitude qui le définisse à mes yeux, une attitude symbolique, je ne trouverais rien de mieux que celle-ci : un homme à demi nu dans son collant, solitaire et beau, dresse sur la pointe de ses pieds, et regardant dans un miroir terni, d’un regard méfiant et émerveillé, le reflet de son Art.

Françoise Sagan